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Le blog de danne

Récits de vie, mémoire et fiction, assortis de quelques réflexions. Dans l’attente de vos remarques, et, pourquoi pas, de vos propres récits. Rendez-vous à la rubrique « commentaires ».

Crayon rouge 9

Le bac

 

 

L’apothéose du crayon rouge, c’est l’examen.
Difficile d’échapper à la correction du bac. Certains y parviennent, par des ruses diverses, le paquet des collègues s’alourdit d’autant.


Armée de ma convocation je me rends, le jour J, au centre d’examen. J’y croise quelques têtes connues, beaucoup d’inconnus, et me fais remettre par une secrétaire affairée une grande enveloppe de papier kraft soigneusement numérotée, scellée et libellée à mon nom. À emporter chez moi, à pied, en voiture, en bus ou en métro, mon paquet sous le bras, trop grand pour entrer dans mon sac.
Et l’imagination s’affole, sur le trottoir qui me conduit au parking.
On va me l’ arracher, mon paquet, c’est facile, un recalé au bac qui veut se venger…Je suis bousculée. Je tombe, les copies filent dans une bouche d’égout…Ou alors j’ai un accident, je me retrouve aux urgences, la voiture au garage, ou à la casse. Mon paquet perdu, volé… 
Et si je tombe malade…et si je meurs… 
Ou plus banalement si mes jeunes enfants dérobent mes copies sur mon bureau pour en faire des  cocottes en papier… 
Toute l’épreuve annulée, à faire repasser dans l’académie…
Je ne serai tranquille qu’une fois le paquet rendu et les notes dûment répertoriées.

 

La catastrophe n’a pas lieu.  Au travail ! Me voilà en charge de 120 ou 150 copies, soigneusement étiquetées et anonymées, à corriger  et surtout noter en une petite semaine. 
Mais pas avant la cérémonie d’harmonisation des notes.

J’ai ma façon de noter, chacun a la sienne, bricolée au cours de ses années d’expérience.
 Certains n’en ont aucune. Sortis tout juste du concours de recrutement, ils pourraient  juger un devoir de bac à l’aune des exigences de l’agrégation. Les anciens sont souvent plus indulgents, ils en ont tellement vu !


Alors, harmonisons. 
2 jours après la remise des copies,  une présidente de commission, désignée par l’académie, réunit sous sa houlette une trentaine d’examinateurs.
Habituée à l’exercice solitaire de ma fonction, j’ai rarement l’occasion de voir à quoi ressemblent mes collègues. Du coup de foudre pour mes premiers profs de philo je gardais de la corporation une image plutôt romantique. Mais ici, peu de prophètes chevelus, de regard perdu dans le vague, d’extravagance vestimentaire. 
Des profs de philo il en existe de toutes sortes. Des petits jeunots et de sympathiques grands pères, des petites dames très strictes et des mamies compréhensives, des classiques et des farfelus, des consciencieux arrivés trop tôt, le nez  dans leurs papiers, et des retardataires déjà pressés d’en finir, décidés à n’en faire qu’à leur tête. Sans compter les absents, on nous évite l’insulte de l’émargement, ou alors j’ai oublié…
Rien ne ressemble plus à une classe de potaches qu’une réunion de profs. On s’installe mollement, les uns après les autres, les uns sagement tout devant, les attardés en fond de classe, tout près de la porte, pour partir plus vite. On tire des chaises, le brouhaha s’amplifie. On cherche les têtes connues, un petit signe discret…ou un long conciliabule, selon affinités . 
Gonflant son autorité Madame la présidente obtient enfin un semblant de silence.
« Pour finir plus vite, car beaucoup de travail vous attend, chers collègues, je vais vous exposer l’objet de cette réunion. 
On vous a remis des paquets de copies statistiquement équivalentes, regroupées par centre d’examen. Logiquement les notes devraient refléter cette équivalence, les moyennes de chaque examinateur devraient être sensiblement les mêmes. Pourtant chaque année des écarts  importants sont observés, suscitant de nombreuses protestations. Notre discipline, déjà malmenée, y perd sa crédibilité. Pour tenter d’y remédier, et naturellement sans empiéter sur votre liberté d’appréciation, il serait bon de nous mettre d’accord sur quelques critères de notation. 
Par ailleurs, afin de donner à notre discipline toute l’importance qu’elle mérite, je vous conseille d’ utiliser toute l’échelle des notes de 0 à 20. D’autant plus que le coefficient est faible dans cette section scientifique ».

L’intention est louable, passons à la pratique. Une copie est tirée d’un paquet, au hasard . « Quelqu’un veut lire ? » Le même devoir passe par toutes les couleurs. « Cette idée est géniale : rien que pour ça je monte à 15 ». « Pas du tout, pas de problématique, aucune construction, 5, et c’est bien payé ». « Une idée géniale ? C’est le dernier truc à la mode. Qui se croit original. Bon je monterais peut -être à 8… ».
Nouveaux conseils de prudence. « Attention c’est un bac scientifique, il n’ont que 3 h par semaine, soyons réalistes ». Peut-on se mettre d’accord sur un minimum ? définir des critères : la compréhension du sujet ? le plan ? L’originalité ? Les références ? 
Au bout de deux heures, le consensus reste vague. Chacun rentre chez soi avec son paquet, avec sa conscience, et pressé d’en finir. Tout doit être achevé une semaine plus tard, pour la deuxième tentative d’harmonisation.


 Café cigarettes, me voilà embarquée avec mes 20 ou 30 copies par jour. Crayon rouge, ou vert peu importe, annotations rapides, le candidat, sauf rare contestation, ne reverra pas sa copie. Seule compte la note, qui peut dépendre, je l’avoue, de minuscules aléas. Un bon devoir après une série de mauvais sera bien noté ; une idée originale me réjouira, avant de devenir une banalité si elle se répète. Une orthographe défectueuse sera inconsciemment sanctionnée selon mon humeur, pas de consignes là-dessus, ainsi que la qualité de la présentation. 
Pour éviter trop d’injustices, et contrairement aux consignes, je tends à écraser les notes autour de la moyenne. Et tremble d’avoir mal fait quand finalement je reporte, en rouge, les notes en face des numéros de ma longue liste anonymée. 
Et tremble d’avoir mal fait en me rendant à la deuxième réunion d’harmonisation.

Les corrections sont bouclées, le crayon rouge est épuisé. 

 

Chacun est revenu avec son paquet, sa liste, ses notes. Il s’agit maintenant de comparer les moyennes de chaque paquet. Pour des paquets équivalents, malgré consignes et conseils, les uns ont 11 de moyenne pendant que d’autres tombent à 5. 8/20 est le plus courant. Je me situe parmi les plus indulgents, qui sont souvent les plus anciens, les habitués. Les jeunes profs, encore marqués par les critères des concours de recrutement, sont intraitables. « C’est nul, pas question de remonter ma moyenne. Pas de nivellement par le bas ». « Toute l’année ils se moquent de nous, et il faudrait gonfler les notes ! » Et si ces devoirs médiocres ne faisaient que confirmer les lacunes de nos programmes et de notre pédagogie ? S’ils n’étaient que le reflet de nos difficultés et de nos échecs ?  
Le plus souvent chacun campe dans son jugement. Il se murmure que les correcteurs les plus sévères ne sont plus convoqués, il se murmure qu’on peut ainsi échapper à la corvée…. Pour ma part j’ai rarement été oubliée.

 

Pour l’une de mes dernières prestations le crayon rouge fut rattrapé par le progrès. Les notes devaient désormais être reportées sur Minitel. Imaginez l’angoisse. La magie technique allait fixer définitivement le résultat de mes approximations. La moindre erreur deviendrait catastrophe. Il était temps d’en finir. Je n’ai pas connu l’ère internet.

 

 

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