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Le blog de danne

Récits de vie, mémoire et fiction, assortis de quelques réflexions. Dans l’attente de vos remarques, et, pourquoi pas, de vos propres récits. Rendez-vous à la rubrique « commentaires ».

Crayon rouge 5

Être premier 

 

 

La vie de bon élève aussi a ses drames. A l’autre bout de l’échelle, c’est la première place qui est en jeu. Du côté des TB, le crayon rouge dans la marge est tout aussi menaçant. 

1955. Examen d’entrée en sixième. Les résultats tardent à venir. Pour moi, l’institutrice ne doute pas ...Mais autant en avoir le cœur net. Un saut à la poste, un coup de téléphone. Et la voilà bientôt de retour, un grand sourire aux lèvres  : tu es première du centre d’examen.

Première, pas seulement de ma classe, ça j’en ai l’habitude, mais de tous ceux qui se sont présentés en même temps que moi au chef lieu de canton. Depuis mon petit village, depuis ma petite école, je passe avant tout le monde. Même ceux de la ville.

« Va prévenir tes parents ». Oui je peux quitter l’école pour trouver, 50 m plus loin, maman occupée dans son jardin. La nouvelle la réjouit, peut-être moins que je ne l’aurais souhaité…peu importe, je suis sur un nuage.
Pourtant, justement, un petit nuage ternit mon triomphe . 19/5 sur 20 à l’épreuve d’ orthographe et grammaire. Pourquoi donc ai-je oublié l’accent circonflexe qui m’a fait perdre ce demi-point ? 

1956. Classe de 5ème. Notre jeune professeur de français, cible timide de chahuts permanents, nous rend ce matin là la composition de rédaction, autrement nommée « composition française ».


  Une fois par trimestre, dans chaque matière, c’est l’épreuve de composition, en classe, surveillée et chronométrée. Les notes obtenues permettront d’établir une moyenne de composition et un classement. Cette moyenne des compositions se distingue de la moyenne générale composée de l’ensemble des notes du trimestre. 
La composition, et les notes qui vont avec, bénéficient d’ une solennité particulière. Elles sont portées sur le bulletin trimestriel et le livret scolaire présenté au BEPC, puis au baccalauréat quand on y arrive. Des mentions spéciales accompagnent parfois ces notations : félicitations, encouragements, tableau d’honneur.

La distribution des prix en fin d’année couronne dans chaque classe un prix d’excellence, un ou plusieurs prix d’honneur, et pour chaque discipline un premier prix, un second et parfois un troisième prix, un ou plusieurs accessits, récompensés par des livres distribués proportionnellement au mérite…et aux finances de l’établissement et ses rares mécènes. 

Je suis en sixième, c’est la fin de l’année. Une estrade est dressée sous les platanes, dans le  joli parc de notre petit collège de filles. Sur l’estrade, la directrice entourée de son personnel. Les professeurs dans leurs plus beaux atours. Je suis dans l’assemblée, vêtue de ma plus belle robe et accompagnée de mes parents endimanchés. Des discours : le professeur dernier arrivé joue son prestige. Puis c’est le tour d’une notabilité locale qui se trouve être, cette année là, notre médecin de famille et celui de toute la campagne environnante.  Il amuse son auditoire en racontant l’histoire des punitions et châtiments réservés aux écoliers qui nous ont précédés. Mais le moment inoubliable est celui où, appelée au pied de l’estrade, je me fais remettre par ce même docteur, celui-là même qui m’a mise au monde, le prévisible « Papa Faucheux » qui récompense, année après année, le prix d’excellence de 6ème moderne. 


 Ma plus belle récolte ? En classe de première,  Pipo, le légendaire surveillant général dont le teint imite le jaunâtre des murs du « bahut », m’emmène à la librairie. Et me laisse choisir, dans les limites du budget qui m’est alloué, tout en me conseillant hardiment Sartre, Gide, Camus, Baudelaire, Maupassant ou Zola, en livres de poche, j’en aurai plus. Il devine que pour moi l’essentiel n’est pas dans la belle reliure.

Ces ouvrages gagnés par mes bonnes notes ont longtemps constitué l’essentiel de ma bibliothèque. Je les retrouve avec émotion, entassés dans une armoire lorsque, bien des années plus tard, nous vidons la maison familiale pour la mettre en vente…
C’est sous ce régime que j’ai vécu de la 6ème à la classe de philo. 
C’est dire l’enjeu, c’est dire le pouvoir du crayon rouge sur l’échelle du mérite républicain.

Retour en 56,  en 5ème , ce jour de remise des compositions trimestrielles de composition française par la jeune prof timide et chahutée.

Madame la directrice est présente. La vieille madame Maréchal va prendre sa retraite à la fin de l’ année, c’est son dernier tour d’honneur.
 Avec solennité, c’est elle qui décachète le paquet de copies doubles soigneusement pliées dans le sens de la longueur et classées par ordre de mérite décroissant. Comme d’habitude je serai  la première citée, félicitée, admirée, comme je l’ai été durant toute ma 6ème, toutes mes classes de primaire….Ah non ! deuxième alors ? c’est un malentendu, un accident, cette prof est vraiment incapable.  
Mais non, pas deuxième ni troisième.  On m’a oubliée, ma copie s’est perdue ? on passe les 10/20, 9/20, enfin mon nom. Même pas la moyenne. Le ciel me tombe sur ma tête. Je m’effondre en sanglots. Madame la directrice, dites-lui à cette incapable que la meilleure c’est moi!
Madame la Directrice, sourde à ma détresse, se contente heureusement d’entériner les jugements de l’enseignante. « Soyez raisonnable, mon petit, on ne peut pas être toujours première ».

 

Bien longtemps après. Elle était malade, elle a manqué une journée. N’a pas eu le temps de rattraper la leçon, pourtant c’est une élève modèle, toujours première et bardée de félicitations. Mais cette fois, vlan, contrôle surprise sur la leçon manquée. La moyenne chute de 18 à 14. Une semaine de larmes, père et mère exaspérés,  la vie familiale transformée en enfer. C’était ma petite fille, l’année dernière, qui n’avait pourtant jamais entendu parler de mon exploit en classe de cinquième.

*


Si le crayon rouge définit le cancre, c’est lui aussi qui règle les litiges des têtes d’affiche. 
Être le premier, être la première, c’est une jouissance à laquelle on ne renonce pas volontiers ! J’ai décidé, je crois, de m’accrocher à ma place de première de la classe pour rattraper celle de seconde dans la famille. Me venger de ce grand frère qui m’écrase, mais qui n’est que deuxième en classe . Je serai première ! 
A chaque année son défi.


En CM2, c’est une cousine qui prépare avec moi l’entrée en sixième et menace ma première place. Complices et rivales, mais l’an suivant nous sommes séparées, en 6ème, soulagées de n’avoir plus à nous mesurer.


En 6ème c’est les  redoublantes.  Toutes fières de leur expérience, elles connaissent les règles du jeu et narguent la timidité des petites nouvelles. Je n’en fais qu’une bouchée.
Et puis, petite boursière, triste interne en blouse bleue, je me plais à humilier les jolies filles de la ville coquettes et bien habillées, qui rentrent tous les soirs chez elles. 


En seconde, quand le lycée devient mixte, il me faut être avant les garçons toujours favorisés. Peut-être pour conjurer la peur que j’en ai ? peut-être aussi, encore et toujours, prendre ma revanche sur le frère aîné ?
Sans trop de concurrence je l’avoue. Et des minutes de pur bonheur, dont surnage dans ma mémoire ce 16 au crayon rouge, sans annotation supplémentaire, que me décerna mon professeur de français de première avant de me présenter au concours général.

Cette place se joue parfois à couteaux tirés, chacun son tour. Les mauvaises langues racontent que ma cousine, en primaire avec moi, a été séparée de moi en sixième pour garder ses chances d’être première. Ma sœur vivra la même situation des années plus tard avec sa concurrente de CM2. 

Ce n’est pas pour la première place, inaccessible,  mais pour la deuxième et la troisième que mon fils aîné et son meilleur copain comparaient leur moyenne au centième de point près.   


Mais être le premier, c’est l’honneur suprême, la haute marche du podium, la médaille d’or ou le prix d’excellence. « J'aimerais mieux être le premier dans un village, que le second à Rome ». Déjà Jules César …

Un monde de gagnants et de perdants, au destin façonné par le verdict du crayon rouge.

 

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